À la lisière des immeubles du quartier Tonkin, un ballon ovale rebondit sur la pelouse d’un parc public. Ici, pas de stades flambant neufs ni de vestiaires dernier cri : les Charpennes Tonkin Tigers ont choisi de grandir autrement. Fondé à la fin de l’année 2017, le club a démarré modestement, avec seulement six enfants et un éducateur passionné. Six saisons plus tard, la petite équipe de quartier s’est métamorphosée : 70 enfants licenciés, une vingtaine d’adultes séduits par une section loisir, 11 éducateurs bénévoles, un conseil d’administration de cinq membres et un bureau structuré témoignent de cette croissance patiente et collective.
Mais l’histoire des Tigers ne se résume pas à une simple progression sportive. Privé d’infrastructures dédiées, le club a fait de la contrainte un moteur d’innovation. “On s’est demandé comment, malgré les limites imposées, on pouvait être exemplaire et inventer des solutions”, raconte Mikaël Dalmais, trésorier du club. Le terrain d’entraînement ? Un parc public, ouvert à tous, sans horaires fixes ni barrières à franchir. Une évidence écologique : pas de déplacements inutiles, pas de constructions énergivores, juste une pelouse partagée au pied des tours.
C’est au cœur d’un parc urbain que les Tonkin Tigers ont planté leurs poteaux de rugby. Et comme tout bon jardinier, ils ont vite compris que l’herbe ne pousse pas sans compost. “Comme on est dans un parc public, on a voulu en prendre soin”, raconte Mikaël Dalmais. Les Tigers ont donc installé un site de compostage afin de sensibiliser les familles au tri des biodéchets… et attirer, pourquoi pas, quelques nouveaux joueurs.
“Les bobos écolos et les bourrins rugbymen, ça se croise rarement. Mais là, on a créé un endroit où ils peuvent se rencontrer, discuter… et se rendre compte que finalement, ils ont pas mal en commun”, s’amuse Mikaël Dalmais. Résultat : des parents venus pour le compost se sont laissés tenter par un essai (au sens propre) de rugby, pendant que des licenciés du club découvraient le plaisir de remuer des épluchures avec une fourche.
Si les Tonkin Tigers ont une bonne lecture du jeu, ils ont aussi une vision à long terme. Grâce au budget participatif de la ville de Villeurbanne, ils ont lancé un vaste projet de réaménagement du parc. Objectif : transformer le terrain en véritable Village Green, à l’anglaise. “On s’est inspirés de ces espaces polyvalents : sport, culture, potager, tout au même endroit”, explique le trésorier du club.
Le club a donc planté une soixantaine de jeunes arbres, une pergola a vu le jour, des nichoirs à oiseaux et à chauves-souris ont été installés, et un keyhole-garden (jardin en trou de serrure) est sorti de terre. Au centre, un compost ; autour, des parcelles de plantations irriguées par les déchets décomposés. “Tout est pensé pour fonctionner en boucle, sans gaspillage, sans gestion centralisée. Chacun peut s’approprier le lieu”.
Chez les Tigers, pas question de surconsommation. Le mot d’ordre : simplicité. “On essaie de ne pas acheter pour ne pas jeter”. Les maillots ? Prêtés en début de saison, rendus en fin de saison. Zéro perte. Mieux encore : ils tournent depuis plusieurs années. “On n’a jamais eu à jeter un short ou un maillot. Bon, les chaussettes, elles finissent par lâcher, mais ça, c’est la vie”. Résultat : moins de dépenses, donc des licences moins chères et une économie circulaire cousue main.
Et pour les chaussures ? Une bourse aux crampons est organisée : les parents ramènent les paires trop petites, souvent en bon état. Les enfants farfouillent dans un grand sac, trouvent leur bonheur, et les réutilisent jusqu’à la prochaine poussée de croissance.
Mais c’est sans doute dans l’organisation de leurs tournois que les Tonkin Tigers ont le plus bousculé les codes. Dès la première édition, ils instaurent un modèle inédit : zéro déchet, gratuité, pas d’alcool, pas de soda. Au menu ? Pain bagnat, tomates cerises, fruits à volonté… “On s’est dit : c’est un tournoi pour les enfants, de 10h à 14h. On peut survivre quatre heures sans bière ni Coca, non ?”, ironise le trésorier.
Les réactions ? Mitigées, au début. Mais très vite, l’originalité du modèle séduit : les enfants adorent et les parents jouent le jeu. “On a montré qu’écologie et convivialité, ce n’est pas incompatible. Et surtout, que ce n’est pas forcément plus cher !”.
Forts de ce succès, les Tigers ont peaufiné leur formule pour la deuxième édition. Cette fois, le tournoi a lieu en hiver. Moins de monde, certes, mais une organisation aux petits oignons : pas de repas, mais du thé, du café, des fruits, des gâteaux faits maison par les parents. “Résultat : quasiment zéro déchet”, raconte fièrement Mikaël Dalmais.
Chez les Tonkin Tigers, même les symboles de la victoire ont été repensés. Les médailles ? Supprimées dès le premier tournoi. “On a décidé de ne pas en donner. Résultat, y a des enfants qui ont pleuré, et des parents qui ont râlé”. Pas vraiment un début prometteur, a priori. Sauf que les organisateurs avaient prévu autre chose : des fleurs. Chaque enfant est reparti avec une plante en pot. Et coup du sort : ce tournoi-là tombait le week-end de la fête des Mères. Beaucoup ont fièrement offert leur fleur à leur maman.
Certaines ont repoussé pendant des années. D’autres ont été replantées dans le parc du Tonkin et ont refait surface les saisons suivantes, comme un clin d’œil du vivant. Une manière poétique de transformer un trophée en souvenir durable !!
Quant aux coupes, le club n’a pas non plus choisi la voie classique. Terminé les trophées flambants neufs, fabriqués à la chaine. “On a trouvé un mec sur Le Bon Coin qui revendait 50 coupes de pétanque. Il avait même enlevé les étiquettes !”, raconte Mikaël Dalmais. Récupérées pour quelques euros, ces récompenses dénuées d’identité ont trouvé une nouvelle vie dans les mains d’enfants pleines de boue.
D’ailleurs, cette démarche a fait des émules : l’Office des sports de Villeurbanne a lancé une collecte de coupes inutilisées pour encourager leur réemploi.
En décembre, les fleurs ne sont plus de saison. Alors, les Tigers ont innové de nouveau. Pour le tournoi d’hiver, organisé autour de 8 décembre, date emblématique de la Fête des Lumières à Lyon, chaque participant est reparti avec un lumignon. Pas un modèle tout fait, non : un pot de yaourt recyclé, peint à la main aux couleurs du club, rempli de cire et orné de paillettes.
“Bon, écologiquement, les paillettes, on sait que c’est pas terrible… Mais l’idée, c’était de créer du lien, de faire un clin d’œil à une tradition locale de solidarité”, explique le trésorier du club. L’idée a fait mouche, malgré les réticences du président, attaché aux fleurs : “Quand il a vu les gamins tout fiers avec leurs lumignons, il a reconnu que c’était une super idée”. Quelques semaines plus tard, les parents racontaient encore les aventures des paillettes retrouvées dans les poches, la voiture, les cheveux… Un joyeux bazar devenu un souvenir précieux.
Mais d’où vient cette créativité engagée ? La réponse est multiple. “Chacun est arrivé avec ses envies, ses convictions, ses contraintes. Certains, comme moi, étaient très engagés sur l’écologie. D’autres, c’étaient plutôt le sport, la culture ou l’éducation”, confie Mikaël Dalmais. La réflexion écologique a été tirée comme un fil, jusqu’à transformer le club dans sa globalité : “Ce n’est pas une personne seule qui a fait ça, mais c’est vraiment une dynamique collective”. C’est une véritable alchimie de convictions, de bricolage militant et d’expérimentations : « On a su donner vie aux différentes appétences de chacun pour qu’elles servent le projet associatif global », continue Mikaël Dalmais. Finalement, tous les projets du club ont été permis grâce au « respect qu’on a les uns pour les autres et qu’on considère que personne n’a plus de compétence ou de savoir que les autres. Le seul moteur, c’est l’envie d’agir ».
Pour les Tigers, il ne s’agit pas de donner des leçons, mais d’ouvrir des possibles. Ils n’ont pas de plan stratégique à dix ans, mais une capacité à transformer les contraintes en occasions de créer du sens. Une coupe de pétanque devenue trophée, une fleur en pot transformée en cadeau, un pot de yaourt recyclé en lumignon : autant de symboles modestes, mais puissants d’un autre rapport au sport, au collectif, et à notre époque.
Leur ambition ? Continuer à avancer, “en prenant le temps, sans pression”, mais avec fierté. “On peut être hyper fiers de ce qu’on a monté. Ce n’est pas parfait, mais c’est sincère”. Et au fond, c’est peut-être ça, le plus important : dans une société où tout va vite, les Tonkin Tigers rappellent qu’on peut aussi marquer des essais autrement : à petits pas, mais avec beaucoup d’impact.